Soiedouce a écrit:On est au dessus de tout ça, non ?!
Nous n’aurions pas pensé que ce serait si dur ; pas imaginé que le chemin serait si difficile, tout cahoteux d’embûches, troué de tant de pièges ; nous n’avions pas rêvé que la vie offrirait autant d’épreuves, de déceptions et de désillusions. Nous étions nés pourtant sous un jour que d’aucuns auraient voulu nous faire prendre pour favorable, évoquant à tout propos la bonne étoile sous laquelle nous serions censés être nés – sans comprendre toutefois que certains êtres ne sont liés aux astres que par la moitié d’eux-mêmes tandis que l’autre part est régentée par la loi tyrannique de la gravitation. Ainsi écartelés entre deux entités – les pieds sur terre et la tête dans les étoiles -, de tels individus sont voués aux affres de la division intérieure, rarement sinon jamais en harmonie avec eux-mêmes : perdus, éperdus, partagés entre leur raison et leur imagination, déchirés entre les blancs paradis de l’enfance et les noirceurs de l’âge d’homme ; écorchés vifs entre ce qu’ils sont et ce qu’ils auraient voulu être avec la conscience aiguë qu’ils ne se satisferont jamais de ce que le destin avait pour eux en réserve. D’où vient que de tels êtres éprouvent aussi, parfois, une autre tension guère moins redoutable, voire infiniment plus cruelle encore ? Pourquoi faut-il qu’au conflit entre esprit et rêve, nostalgie et espoirs, entre donné et conquis, ils ajoutent la cruauté d’un combat entre le genre qui leur fut imposé par la nature et celui auquel ils auraient préféré dédier leur personne ? A moins que ce ne soit là qu’une seule et même querelle, qui sait : hommes au dehors, femmes au dedans ; rationalité de ci, sentimentalité de là, sans qu’on puisse savoir jamais à quelle partie de soi rattacher les myriades d’émotions autour desquelles se construit une personnalité. Il se peut qu’une telle quête ne soit jamais autre chose que la recherche millénaire d’une unité primordiale, la nostalgie immémoriale d’une androgynie originelle ; il se pourrait en conséquence qu’elle puisse se vivre sur le mode de la conciliation, pourquoi pas de la réconciliation si tant est que la sagesse de l’âme parvienne à compenser les incertitudes de la chair. Mais que faire lorsqu’une telle harmonie sans cesse nous échappe, quand le rêve se fait si pressant qu’il en devient cauchemar, à chaque fois qu’aux appétences impérieuses montées du plus profond de soi s’oppose, irréductible, la dictature du principe de réalité ? Comment vivre sa vie dans la dualité, spectateurs impuissants de la lutte acharnée que se livrent les acteurs de ce marivaudage sinistre, étranges jeux de l’amour et de la nécessité ? Comment être et, surtout, qui être, quand on a pris conscience d’être une lettre « glissée par erreur dans la mauvaise enveloppe » ? On porte en soi des mondes, mais le monde alentour nous en dénie l’existence ; on vibre d’univers parallèles où nous serions tel(le)s que nous sentions, mais notre ressenti se heurte au ressentiment d’un univers impitoyable où la moindre déviance est traquée dans l’incompréhension. On essaie quand même : on apprend les vertus de la métamorphose, apprivoise les instants de passage, on s’épanouit aux heures entre chien et loup, quand la sagesse qui s’envole se confond avec les fantômes crépusculaires. On essaie encore, on explore et surtout on tâtonne, on hésite, on tergiverse ; on s’égare dans le labyrinthe du langage, les mots manquent pour se dire, les noms nous échappent si bien qu’on se perd dans les méandres d’une psychè ravagée de se sentir aussi clivée. On s’obstine, malgré tout, parce que les impressions du dedans valent bien les pressions du dehors, alors on passe sa vie à rechercher l’autre moitié de soi-même ; on court après son ombre, s’exalte en souhaits miraculeux, s’épuise en songes phantasmatiques - on se dédouble dans l’envers du Moi, on se découpe dans l’enfer de soi. Alors,
au dessus de tout ça ? Oh non, pas nous, vraiment pas nous. Nous admirons ceux qui pouvaient le dire en toute sérénité, respectons leur confiance que nous n’aurons jamais et même, même, nous aurions bien voulu être comme eux - avoir leur assurance et leur tranquillité en lieu et place de nos angoisses et de nos dérélictions. Mais nous, nous étions à tout jamais
en dessous de tout : en dessous de nos responsabilités, de nos devoirs, de notre destin trop tracé ; en dessous de l’unité, mosaïque éclatée en mille et trois facettes, en dessous de la rationalité, jour instable éparpillé en mille et une nuits ; en dessous de la ceinture, le nez sous les jupes des filles à tâcher vainement de comprendre un peu du grand mystère du monde ; au pays des dessous, en deçà du réel, en dessous de toute certitude ; et délibérément, irrépressiblement, en dessous de la ligne de flottaison, ludion balloté entre le besoin de respirer à la surface et l’attraction irrésistible des profondeurs - ni homme, ni femme, entre deux êtres, entre deux eaux.